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Joies de la plaisance

Post de Daniel.P


Cet article, intitulé The joy of small boat sailing, inédit en français jusqu’en 2003, trouve sa source dans une demande formulée auprès de Jack London par Henry W. Lanier, secrétaire de Doubleday, Page & Company, société éditrice de la revue «Country Life in America».

Cette demande parvint à l’écrivain le 7 février 1911, année même de la publication de La croisière du Snark (disponible aux éditions de la Table Ronde, Petite Bibliothèque Vermillon n° 336). Le sujet devait être consacré à «la joie de naviguer à bord de son propre bateau».

Dans une lettre du 2 mars 1911, Jack London précisait : «J'ai en ce moment un bateau dans la baie de San Francisco. Je suis parti longuement en croisière en octobre dernier et je vais bientôt repartir sur mon bateau pour une autre croisière d'un mois. J'ai navigué le long des côtes à bord de petits bateaux un peu partout dans le monde. Entre autres choses, j'ai descendu le Yukon jusqu'à la mer de Behring, soit 1 900 miles en 19 jours (100 milles par jour !) à bord d'un bateau que j'avais taillé dans la forêt… Maintenant, dites-moi précisément de quelle façon vous souhaitez que je traite cet article ? Payez-vous au mot pour un article de ce genre ? Je viens juste de terminer une série de nouvelles (pour info : recueil «Belliou la fumée») pour laquelle j'ai perçu 750 dollars pour chaque, et je suis en train d'écrire une autre série pour un autre magazine. Dès que j'aurais terminé le premier texte de cette nouvelle série, je trouverai moyen d'écrire l'article sur la navigation de plaisance. Dites-moi si cela vous ennuie que j’émette une réserve concernant les droits anglais ?» The joy of small boat sailing fut publié aux Etats-Unis dans le magazine «Country Life in America» en août 1912, et simultanément en Angleterre dans la revue «Yachting Monthly». Voici le texte intégral sous cette première de couverture.

Joies de la plaisance


On naît marin, on ne le devient pas. Par «marin», je n’entends pas cet individu quelconque et veule qu’on rencontre de nos jours sous le gaillard d’avant des navires de haute mer, mais l’homme qui s’empare d’un ensemble de bois, d’acier, de cordages et de toile et le mène où il veut à la surface des océans. Et quoi qu’en pensent les capitaines et sous-officiers des grands navires, le plaisancier est un vrai marin. Il sait, il doit savoir faire en sorte que le vent mène son bateau d’un point à un autre. Il ne doit rien ignorer des marées, du clapot, des remous, des barres, du balisage des chenaux, des signaux de jour comme de nuit. Il doit surveiller l’évolution du temps et doit développer une familiarité instinctive avec son bateau qui, par sa construction et son gréement, diffère entièrement de tous les autres. Il doit savoir le faire lofer dans le lit du vent au bon moment pour virer de bord, puis le relancer sur l’autre bord sans l’arrêter ni le faire abattre exagérément.

Le marin au long cours d’aujourd’hui n’a plus besoin de connaître ces choses là. D’ailleurs il les ignore ! Il tire, hisse, brique le pont, passe des couches de peinture ou pique la rouille quand on le lui demande. Il ne sait rien et s’en moque éperdument. Mettez-le à bord d’un petit bateau et vous le verrez désemparé. A la limite, il serait plus à l’aise sur un cheval de rodéo !

Je me souviendrai toujours de mon ébahissement d’adolescent la première fois où j’ai rencontré l’une de ces étranges créatures. Il s’agissait en l’occurrence d’un marin anglais déserteur. J’avais douze ans et possédais un canot de 14 pieds, ponté, muni d’une dérive, à bord duquel j’avais appris la manœuvre tout seul. Je regardais ce type-là comme un dieu lorsqu’il me parlait de pays et de populations étranges, d’actions d’éclats et de tempêtes à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Un jour, je l’emmenai faire un tour avec moi. Je hissai la voile avec le trac du modeste amateur que j’étais et nous partîmes. J’étais persuadé avoir embarqué avec moi un homme au regard aiguisé, qui en savait plus long sur la mer et les bateaux que je ne pourrais jamais en apprendre. Après que je me sois un moment appliqué à la manœuvre, il prit la barre et l’écoute. Je m’assis sur l’étroit banc de nage au milieu du bateau, et restai là, bouche ouverte, paré à découvrir enfin ce qu’était la vraie navigation. Et bien je suis resté ébahi lorsque j’ai vu ce que valait ce «vrai» marin à bord d’un petit bateau. Il était incapable de régler la voile pour parvenir à ses fins, manqua chavirer plusieurs fois dans les surventes ainsi qu’en empannant n’importe comment. Il ne savait pas à quoi servait la dérive, ignorait qu’au portant, il est préférable de s’asseoir au milieu du bateau plutôt que sur un bord. Pour finir, retournant vers le quai, il fonça carrément dessus, fit éclater l’étrave et sauter le pied de mât. Et pourtant, il s’agissait d’un vrai marin, frais émoulu du grand large !

Cela me permet d’affirmer ceci : quelqu’un peut naviguer toute sa vie à bord d’un grand voilier sans jamais savoir ce qu’est la vraie navigation. A douze ans, j’ai entendu l’appel de la mer. A quinze ans, j’étais capitaine et propriétaire d’un sloop-pirate avec lequel je pillais les bancs d’huîtres. A seize, je naviguais à bord de scows gréés en goélette, traquais le saumon avec les pêcheurs grecs de la rivière de Sacramento et tenais ma place comme matelot dans les patrouilles de surveillance des pêches. J’étais bon marin, même si toutes mes navigations n’avaient eu lieu qu’en baie de San Francisco et dans les rivières qui s’y jettent et même si je n’étais encore jamais sorti en pleine mer.

Puis, le mois de mes dix-sept ans, je m’engageai comme matelot à bord d’un trois-mâts en partance pour un aller et retour à travers le Pacifique. Comme mes camarades me le firent aussitôt remarquer, je m’étais fait engager au culot, mais quoi qu’il en soit, j’assumais désormais mon rôle. J’avais été à bonne école. Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour apprendre le nom et la fonction de quelques cordages que je ne connaissais pas encore. C’était simple. Je ne faisais pas les choses à l’aveuglette. Plaisancier, je connaissais le pourquoi et le comment des manœuvres. Je dus certes apprendre à barrer au compas, ce qui me prit à peu près une demi-minute, mais au près où au plus près je m’en tirais nettement mieux que la plupart de mes camarades car je naviguais sur cette allure de toute éternité. Un quart d’heure de mémorisation me suffit pour connaître par cœur toutes les aires de vent dans un sens et dans l’autre. Je n’ai pas eu grand-chose d’autre à découvrir au cours de cette croisière de sept mois, sinon à faire des fioritures de matelotage, des nœuds particulièrement complexes dans toutes sortes de cordages et de filins. La leçon de tout cela est qu’un vrai marin est bien mieux formé s’il a fait ses classes en navigation de plaisance.

Et si un homme né marin est allé à l’école de la mer, jamais plus il ne pourra l’abandonner. Il a du sel dans la moelle des os aussi bien que dans l’air qu’il respire et la mer l’appellera jusqu’à sa mort. Dans les années qui ont suivi, j’ai découvert des moyens plus faciles pour gagner de l’argent. J’ai quitté les gaillards d’avant mais ne cesse de retourner en mer. Mon bassin de croisière est la baie de San Francisco qui, pour naviguer à la voile, n’est pas à proprement parler le plan d’eau le plus facile ni le plus calme. Ça souffle vraiment dans la baie de San Francisco. Pendant l’hiver, notre meilleure saison de croisière, nous avons des vents de Sud-Est, des vents de Sud-Ouest et quelques terribles vents de Nord. Pendant l’été, nous avons ce que appelons «la brise de mer», vent typique venu du large du Pacifique qui, à longueur de semaines, souffle à la puissance de ce que les navigateurs d’Atlantique appellent «une tempête». La faible surface de nos voiles leur paraît toujours un peu ridicule. Certains d’entre eux, qui ont passé le Horn à bord de goélettes, jettent un coup d’œil satisfait à leurs mâtures élancées, et à l’envergure de leurs voiles. Ils toisent les nôtres et s’apitoient sur nos pauvres gréements. Puis un jour, par hasard, ils se joignent à une sortie de club entre San Francisco et Mare Island. Le matin, ils trouvent délicieux de descendre la baie au portant. L’après-midi, quand le bon vent d’Ouest s’abat sur la baie de San Pablo et qu’ils l’affrontent, tirant des bords à n’en plus finir pour regagner à leurs mouillages, les choses sont quelque peu différentes. Un par un, comme un vol d’hirondelle, nos bateaux moins toilés s’échappent, les laissant en arrière, vautrés, inefficaces, réduisant le toile comme ils peuvent dans ce qu’ils appellent «un coup de vent» et que nous nommons «une bonne petite brise». Lorsqu’il sortent la fois suivante, on remarque que leurs mâts ont diminué de hauteur, que leurs bômes ont été raccourcies et que, sur toutes leurs voiles, la chute s’est rapprochée du guindant.

Pour ce qui est du plaisir, il n’y a rien de commun entre un navire pris dans un coup de chien au large et un yacht pris dans du gros temps dans une baie abritée. Pour ce qui est du vrai plaisir et de l’excitation, donnez moi le yacht. Les choses surviennent très rapidement et on est toujours peu nombreux à faire les manœuvres… et des manœuvres costaudes, comme le savent tous les plaisanciers ! J’ai été secoué en faisant deux quarts de suite dans un typhon au large du Japon, mais j’en suis resté moins épuisé qu’après m’être bagarré pendant deux heures à réduire la toile d’un sloop de 9 mètres, ou remonter deux ancres dans un mouillage exposé à un furieux vent de Sud-Est.

Epuisement et plaisir ? Imaginez juste un vent soufflant contre un fort courant de marée pile au moment où vous tentez de passer avec votre petit voilier entre les piles d’un étroit pont à bascule. Vos voiles, dont vous dépendez entièrement, faseyent, soudain sans un souffle d’air, puis le vent, malicieux comme un diable, saute à 90° et prend tout à coup votre foc à contre dans une violente rafale. Alors le bateau vire, accélère, non pas vers l’étroit passage mais vers le pont ! Ecoutez le flot de la marée descendante, ce bruit de succion autour des obstacles. Ecoutez, voyez votre joli bateau tout fraîchement repeint s’écraser contre les piles. Sentez la solide petite coque céder sous le choc. Voyez le liston voler en éclats. Ecoutez se déchirer votre voile, voyez des pieux, noirs, carrés, faire des trous dans votre coque. Crac ! Votre étai vient de se rompre, et la tête de mât oscille au-dessus de votre tête. Ça grince, ça craque. Si cela continue, vos haubans tribord vont céder à leur tour. Saisissez un bout, n’importe quel bout et amarrez-vous à un duc d’Albe. Mais le bout est trop court. Vous ne pouvez faire le nœud. Vous vous agrippez, et vous hurlez comme un forcené pour que votre compagnon fasse un tour mort avec un bout plus long. Tenez bon ! Vous tenez jusqu’à ce que vous en deveniez cramoisi, jusqu’à qu’il vous semble que vos bras vont sortir de vos manches, jusqu’à ce que le sang jaillisse sous vos ongles. Mais vous tenez bon : votre équipier se saisit d’un bout plus long et amarre le bateau. Vous vous redressez et regardez vos mains. Elles sont en piteux état. Vous pouvez à peine ouvrir les doigts. Cela fait un mal de chien. Mais il n’y a pas une minute à perdre. L’annexe, toujours perverse, rague sur les bernacles des pieux qui menacent d’arracher son plat-bord. Il faut amener le pic ! Rentrer le foc ! Puis vous halez sur des bouts, tirez, poussez, soulevez, et vous avez des mots avec le responsable du pont qui vous bat toujours d’une demi-longueur dans ce genre de joute verbale. Finalement, après une heure d’effort, le dos en miettes, la chemise trempée de sueur, les mains en sang vous finissez par passer et naviguez de nouveau tout tranquillement entre des rives étroites où, dans l’herbe jusqu’au jarret, des vaches paissent et vous regardent passer avec des yeux étonnés. Plaisir ! Effort ! Rien à voir avec un jour de beau temps en haute mer !

J’ai connu les deux façons de naviguer. Je me souviens avoir été éreinté par quatorze jours de gros temps au large de la Nouvelle-Zélande. C’était à bord d’un navire charbonnier, rouillé, fatigué, chargé de 6 000 tonnes de charbon dans la cale. On avait disposé des lignes de vie tout le long du pont et, du côté au vent, frappé sur la cheminée, sur les étais et le gréement, une sorte de gigantesque filet avait été gréé afin de briser les déferlantes et de protéger les portes du carré. Mais les portes volèrent en éclats et le carré fut inondé quand même. Malgré cela, un sentiment dominait par dessus tout : la monotonie !

Par contraste avec ce qui précède, j’ai vécu les huit jours les plus passionnants de ma vie à bord d’un petit bateau le long des côtes de Corée. Qu’importe la raison qui m’avait amené à voyager en mer Jaune en plein mois de février par une température en dessous de zéro . L’important est qu’il s’agissait d’un bateau ouvert, un sampan, le long d’une côte rocheuse soumise à de fortes marées où l’on ne rencontre pas le moindre phare. Je n’avais pas un mot en commun avec l’équipage, néanmoins ce voyage n’eut rien de monotone. Je n’oublierai jamais une certaine aube blafarde quand, en pleine bourrasque de neige, nous avons amené les voiles et jeté l’ancre. Le vent soufflait puissamment du Nord-Ouest et nous étions au vent de la côte. Devant comme derrière, toute échappatoire nous était barrée par des promontoires rocheux au pied desquels les vagues brisaient furieusement. A quelque distance au vent, entr’aperçu entre deux rafales de neige, gisait un récif affleurant. Il ne suffisait pas à nous protéger contre toute la mer Jaune qui nous déferlait dessus.

Les Japonais se glissèrent en rampant sous une natte en paille de riz abritant tout le monde et s’endormirent. Je les imitai et nous avons dormi d’un sommeil haché. Puis la mer nous déferla dessus avec des torrents d’eau glacés et nous découvrîmes notre natte, recouverte de plusieurs pouces de neige. Le récif au vent disparaissait à mesure que la marée montait et, au fur et à mesure, la mer brisait de plus en plus violemment sur les rochers. Les pêcheurs observaient la côte attentivement. Je fis de même avec l’œil exercé du marin, me disant qu’un nageur n’aurait guère de chance de rallier le rivage. Je désignai la terre par signes, d’un bord et de l’autre. Les Japonais secouèrent la tête. Je tendais le bras vers cette terrible côte sous le vent. Ils secouèrent de nouveau la tête et restèrent immobiles. J’en conclus qu’ils étaient paralysés, dépassés par la situation. Nous courions un danger de plus en plus grand à mesure que la marée recouvrait le récif qui nous protégeait des déferlantes. Bientôt, nous étions menacés d’être submergés au mouillage. Les vagues brisaient à bord de plus en plus fort, de plus en plus fréquemment. Nous écopions en permanence. Toutefois, mes pêcheurs continuaient à contempler la côte battue par les vagues sans rien faire.

Finalement, après que nous avons manqué couler plus d’une fois, ils se décidèrent à agir. Tous se mirent à haler sur le câblot de l’ancre pour la remonter. Droit devant, comme le bateau abattait, nous établîmes un minuscule carré de voile de la taille d’un sac de farine. Et nous filâmes droit sur la côte. Je délaçai mes chaussures, déboutonnai ma capote, mon manteau, paré à me déshabiller en un clin d’œil au moment de sauter à l’eau avant qu’on ne s’écrase. Tout à coup, je fus sidéré par la beauté de la situation. Pile devant nous s’ouvrait un étroit passage défendu par une barre agitée. Je n’avais pourtant distingué aucun chenal pendant tout le temps où j’avais observé la côte ! J’avais oublié le marnage de neuf mètres ! Ce que les Japonais avaient si précautionneusement attendu n’était que le bon moment de la marée. Nous avons franchi la barre, nous sommes retrouvés dans une baie minuscule où l’eau était à peine ridée par le vent et avons atterri sur une plage où les eaux de la marée précédente avaient laissé sur le rivage de longues lignes de glace. Et ce ne fut qu’un seul des trois coups de vent subis pendant les huit jours passés à bord de ce sampan. Que ce serait-il passé avec un plus gros navire ? Il se serait fracassé sur le récif extérieur et tout le monde aurait été noyé séance tenante.

Il se passe autant de surprises et de mésaventures à bord d’un petit bateau en trois jours de croisière qu’à bord d’un grand navire de haute mer en toute une année. Je me souviens de la première sortie faite un jour avec un petit bateau de 30 pieds que je venais juste d’acheter. En six jours, nous avons essuyé deux forts coups de vent sans compter du fort vent de Sud-Ouest et un coup de Sud-Est à décorner les bœufs. Et, d’un coup de vent à l’autre, nous avions chaque fois un bref intervalle de calme blanc. Et en six jours, nous nous sommes échoués trois fois ! Puis, amarrés le long de la rive de la rivière de Sacramento, et posé par accident sur un endroit particulièrement abrupt au moment du jusant nous avons failli faire une belle galipette sur le côté. Dans le détroit de Carquinez, sans un souffle d’air et avec un fort coefficient de marée, là où les ancres dérapent sur le fond parfaitement lisse, nous nous sommes faits plaquer contre un quai sur toute sa longueur d’un quart de mile avant de pouvoir nous en dégager. Deux heures plus tard, dans la baie de San Pablo, le vent est monté et nous avons dû réduire la toile. Il n’est jamais très drôle, en plein coup de vent, de récupérer une annexe partie à la dérive dans une forte houle. Et bien ce fut exactement ce que nous avons dû faire ensuite, notre annexe, submergée, ayant rompu les deux amarres que nous avions passées pour la remorquer. Avant d’avoir eu le temps de réaliser que nous étions nous-mêmes quasiment morts d’épuisement, nous avions soumis le bateau aux plus grands efforts, de la carlingue à la pomme de mât. Et pour couronner le tout, ralliant notre port d’attache en tirant des bords dans la partie la plus étroite de l’estuaire de San Antonio, il s’en est fallu d’un cheveu que nous entrions en collision avec un grand navire tiré par un remorqueur. J’ai navigué en haute mer dans un bateau plus important pendant toute une année sans connaître autant d’aventures.

A y bien réfléchir, les mésaventures figurent parmi les meilleurs moments de la plaisance. A y repenser, ce sont de vrais moments de plaisir. Sur l’instant, elles mettent votre ardeur et votre vocabulaire à l’épreuve et peuvent vous rendre pessimistes au point de croire que Dieu lui-même vous en veut, mais après… ah après, avec quelle satisfaction quand vous vous souvenez de ces moments là et avec quel bonheur vous les racontez à vos amis skippers, membres de la grande fraternité des plaisanciers !

Un anse étroite et marécageuse, la mi-marée, la vase découvrant avec des traces limoneuses, l’eau elle-même, décolorée, dégoûtante à cause de la vidange des cuves d’une tannerie toute proche, les herbes sèches des marais de part et d’autre des rives avec les tons fanées d’une potager à l’abandon, un ponton incroyablement branlant et délabré et, au bout de ce ponton, un petit sloop peint en blanc. Il n’y rien de romantique là dedans. Pas la moindre parcelle d’aventure. L’illustration même des arguments en défaveur des soi-disant joies de la plaisance. Voilà ce que nous pensions, Cloudesley et moi, par un triste matin au ciel menaçant, alors nous nous apprêtions à préparer le petit déjeuner et à laver le pont4. Cette dernière tâche me revenait, mais un seul coup d’œil sur l’eau dégoûtante alentour et un autre sur mon pont tout frais repeint suffirent à me retenir dans mon élan. Après le petit déjeuner, nous avons entamé une partie d’échec. La marée continuait à descendre et nous avons senti que le bateau commençait à gîter. Nous avons joué jusqu’à ce que les pions tombent d’eux-mêmes sur l’échiquier. La gîte s’accentuait et nous sommes sortis sur le pont. Les amarres avant et arrière étaient très tendues. Pendant que nous examinions la situation, il y eut une secousse brutale : le bateau glissa, encore un peu plus penché. Cette fois, les amarres sont raidies à mort. «Dès que la coque va toucher le fond, cela va s’arrêter», dis-je. Cloudesley se saisit de la gaffe et sonde tout autour : «Sept pieds d’eau», annonce-t-il, le fond descend à pic. La première chose qui va toucher le fond sera le mât quand on va se retourner cul par-dessus tête».

Un horrible craquement se fait entendre le long de l’amarre arrière. Un toron d’effiloche et lâche sous nos yeux Nous bondissons. A peine avons-nous passé une nouvelle aussière entre l’arrière et le ponton que l’amarre d’origine lâche. A peine avons-nous doublé l’amarrage d’avant que là aussi, la première amarre lâche à son tour. Ensuite, cela n’a plus de fin. A mesure que nous passons des bouts et des bouts, ceux ci cassent les uns derrière les autres et au fur et à mesure le petit bateau se couche de plus en plus. Tous les bouts du bord y passent. Nous dégréons les écoutes et les drisses, nous utilisons notre aussière de deux pouces, nous passons des bouts en tête de mât, à mi-mât, partout où s’est possible. Nous suons sang et eau, convaincus que nous faisons l’objet d’une vengeance divine. Une bande de culs terreux s’assemble alors le long du wharf et commence à se donner des coups de coudes. Lorsque, sur le pont incliné, Cloudesley laisse échapper une glène qui tombe dans la vase malodorante et qu’il la récupére d’un air dégoûté, les culs terreux se fichent carrément de nous. J’ai dû faire tout ce qui était en mon pouvoir pour l’empêcher de monter à l’assaut du wharf et de commettre un meurtre.

Une fois le pont à la verticale, nous avons largué la balancine de grand-voile et l’avons amarrée sur le ponton. Puis, grâce à l’autre extrémité passant en tête de mat, nous l’avons raidie avec force poulies et palan. La balancine était en câble d’acier. Nous étions certain qu’elle supporterait l’effort mais en revanche doutions de la tenue des haubans soutenant le mât. La marée en avait encore pour deux heures à descendre (nous étions en période de fort marnage), ce qui signifiait qu’il allait se passer cinq heures avant que le flot nous donne une petite chance de savoir si le sloop allait soulager à son approche et se redresser de lui-même. La grève tombait quasiment à pic et, sous la quille, la marée descendante avait laissé à découvert un cloaque épouvantable, malodorant, inquiétant, le fumier des écuries d’Augias ! Cloudesley y jeta un coup d’œil et me dit : «Je t’aime comme un frère. Je me ferais tuer pour toi. J’affronterai des lions rugissants, je risquerais la mort pour te tirer du feu ou de la noyade, mais surtout, ne tombes jamais là dedans ! - Il ne put réprimer un frisson d’horreur. Car si par malheur tu y tombes, je n’aurais jamais le courage de te tirer de là. Ce sera au-dessus de mes forces. Tu seras trop épouvantable à voir. Tout ce que je pourrais faire serait de t’y enfoncer à coup de gaffe pour d’aider à disparaître.»

Nous nous sommes assis sur l’hiloire supérieure de la cabine, jambes pendantes sur le rouf, dos appuyé contre le pont, et avons joué aux échecs jusqu’à ce que la marée montante et le palan de la balancine, repris à mesure, nous permette de regagner une position décente. Des années plus tard, dans les mers du Sud, sur l’île Ysabel, j’ai vécu quelque chose de similaire. Afin de nettoyer son doublage en cuivre, j’ai abattu le Snark en carène le long de la plage, mâts vers le large. Lorsque la marée monta, le bateau refusa de se relever. L’eau passa par les dalots, monta le long du bastingage et le niveau de l’océan commença lentement à gagner sur le pont incliné. Nous avons fermé la claire-voie du compartiment moteur. Heureusement, car la mer l’atteignit, la recouvrit et continua à monter dangereusement vers la descente et la claire-voie du carré. Nous étions tous malades à cause du paludisme mais nous nous sommes mis au travail sous un soleil aveuglant et avons manœuvré d’arrache-pied pendant des heures. Nous avons porté à terre nos plus gros cordages, préalablement amarrés en tête de mât, et avons halé dessus de toutes nos forces jusqu’à ce que tout craque y compris nous-mêmes. Il nous fallait régulièrement nous interrompre, nous étendre, plus morts que vifs afin de reprendre des forces avant de nous remettre au travail jusqu’à ce que nous n’en puissions plus. Finalement, le bastingage était cinq pieds sous l’eau et les vaguelettes commençaient à lécher l’entrée de la descente lorsque le bateau s’ébranla, s’ébroua et se redressa, ses mats pointant bientôt de nouveau au zénith.

On ne manque jamais d’exercice à bord d’un petit bateau, et les efforts qu’on y fourni non seulement font partie du plaisir, mais valent toutes les médecines du monde. La baie de San Francisco n’est pas lisse comme un bief de moulin. C’est un immense plan d’eau exposé à tous les vents et où l’on navigue dans des eaux très diverses. Je me souviens d’un soir d’hiver, alors que nous nous présentions à l’entrée de la rivière de Sacramento. La rivière était en crue, la marée montante venue de la baie étaient refoulée par le courant qui sortait du fleuve et le vent d’Ouest s’affaiblissait à mesure que le soleil descendait sur l’horizon. Nous étions vent arrière, au crépuscule, la brise légère mollissait et affrontions un fort courant de face. Nous étions carrément dans l’embouchure de la rivière mais, sans possibilité de mouillage, reculions de plus en plus vite. Pour finir, nous avons jeté l’ancre une fois hors de la veine du courant, juste au moment où le vent s’évanouissait pour de bon. La nuit tomba, superbe, chaude, étoilée. Mon unique équipier prépara le dîner pendant que je rangeais le pont dans un ordre impeccable. Puis nous allâmes nous coucher vers neuf heures du soir, les augures étant bonnes. En fait, si j’avais disposé d’un baromètre je n’en aurais sans doute pas dit autant ! Vers deux heures du matin nos haubans sifflaient dans une brise terrible. Je me levais pour donner du mou dans le mouillage. Une heure plus tard, cela ne faisait aucun doute : nous étions bel et bien dans un coup de vent de Sud-Est. Quitter une couchette chaude, monter sur le pont dans un mauvais mouillage par une nuit noire et venteuse n’est pas une partie de plaisir ; mais nous nous sommes levés, avons envoyé la grand-voile avec deux ris et avons commencé à lever l’ancre. Le guindeau était vieux et la houle de face lui donnait plus d’à-coups qu’il n’en pouvait supporter. Une fois le guindeau hors d’usage, il était impossible de lever l’ancre à la main. Nous en savons quelque chose car nous nous y sommes essayés et y avons laissé la peau de nos mains. Un marin a horreur de laisser une ancre au fond de l’eau. C’est une question de dignité. Bien sûr, on aurait pu frapper une bouée sur la nôtre et la laisser partir, mais au lieu de cela, je filais encore plus de câblot, l’amarrais ferme et mouillais la seconde ancre.

Après cela, nous n’avons pas beaucoup fermé l’œil, car les mouvements du bateau étaient tels qu’ils menaçaient de nous jeter à bas de nos couchettes. Bientôt, la taille croissante de la houle alentour nous indiqua que nous étions en train de déraper. Il était très net que les deux ancres dérapaient bel et bien. Nous nous trouvions alors dans un chenal profond, dont la rive sous le vent se dressait à la verticale depuis le fond comme la paroi d’un canyon. Quand nos ancres ont commencé à escalader ce mur, elles s’y sont accrochées et ont tenu bon. Dans la nuit nous pouvions entendre les vagues se briser contre la paroi, juste derrière nous, tellement proche que nous avons raccourci l’amarre de l’annexe.

L’aube nous révéla qu’il n’y avait plus que quelques pieds entre l’arrière de l’annexe et sa destruction. Et ça soufflait ! Par moments, dans les rafales, le vent devait frôler les 70 à 80 milles à l’heure5. Mais les ancres tenaient bon, tellement bien en fait que nous finissions par craindre qu’en définitive ce soit les bittes d’amarrage qui s’arrachent du pont. Toute la journée, le sloop tangua d’une manière démentielle, plongeant alternativement le nez dans la vague et se dressant sur son tableau arrière et ce n’est que tard dans l’après-midi que la tempête mollit après une dernière et magistrale survente. Un calme absolu régna alors pendant cinq minutes, puis, avec la soudaineté d’un coup de tonnerre, le vent passa au Sud-Ouest, sautant de 90 degrés et le mauvais temps repris. Nous ne pouvions passer une seconde nuit dans de ces conditions, alors nous avons commencé à relever l’ancre à la main dans une forte houle croisé venant de l’avant. Ce n’était pas dur, c’était totalement éreintant ! Je me souviens que nous n’étions pas loin de pleurer de douleur et d’épuisement. Une fois que la première ancre fut à-pic il n’y a pas eu moyen de la déraper. Dans les creux, nous reprenions autant de câblot que nous pouvions, faisions quantité de tours et nous écartions au moment où le bateau remontait sur la houle. Nous avons à peu près tout cassé, mais l’ancre est restée accrochée au fond. Les daviers volèrent en éclat, le rail de fargue fut mâchuré et le capot de la baille à mouillage défoncé, mais l’ancre tenait toujours. Finalement, hissant la grand-voile arisée et laissant filer un peu du câblot que nous avions si chèrement ramené à bord, nous avons réussi à arracher l’ancre à la voile. C’était moins une ! Par moment, le bateau se faisait carrément coucher sur l’eau. Nous avons répété la manœuvre avec l’ancre restante et dans l’obscurité grandissante, nous avons cette fois réussi à gagner des eaux abritées à l’embouchure de la rivière.

Je suis né il y a bien longtemps et ai été élevé avant l’ère du moteur à explosion. En conséquence, je suis d’une autre époque. Je préfère un bateau à voile à un bateau à moteur et j’ai la conviction que la manœuvre d’un voilier est un art plus subtil, plus difficile, plus énergique que de celle d’un bateau à moteur. Les moteurs à essence deviennent fiables, et si on ne peut affirmer que le premier venu peut se servir d’un moteur, reconnaissons néanmoins que la plupart des gens peut y parvenir. Il n’en va pas de même dès qu’il s’agit de bateau à voile. Davantage d’habileté, d’intelligence et beaucoup plus d’expérience son nécessaires. On ne peut trouver meilleur école au monde pour un jeune, un adolescent ou un homme mur. Si l’enfant est jeune, donnez-lui un petit bateau stable. Il fera le reste. Inutile de lui enseigner quoi que ce soit. Rapidement il hissera tout seul sa voile au tiers et barrera avec un aviron. Puis il commencera à parler quilles, dérives, et voudra emporter une couverture pour passer la nuit dans son bateau. N’ayez pas peur pour lui. Il va sans aucun doute prendre des risques et connaître des mésaventures. Mais rappelez-vous qu’il y a tout autant d’accidents dans les nurseries que sur les plans d’eau. Les maisons surchauffées ont tué plus de jeunes gens que les bateaux, petits ou grands. En revanche, le bateau a davantage contribué à faire de nombres de jeunes des adultes solides et autonomes que le jeu de croquet et les cours de danse.

Et puis un jour marin, toujours marin. Le goût du sel ne s’oublie jamais. Un marin ne devient assez âgé au point de ne pas céder à la tentation d’un nouvel assaut contre le vent et les vagues. J’en sais quelque chose en ce qui me concerne. Je me suis occupé d’un ranch, et ai vécu loin de la mer. D’ailleurs, je supporte de la perdre de vue un certain temps. Mais après quelques mois, je n’y tiens plus. Je me surprends à rêver aux incidents de la dernière croisière, à me demander si les bars à dos rayés remontent le Wingo Slough, ou à dévorer les journaux pour trouver mention des premiers vols de canards sauvages venus du Nord. Et puis, tout à coup, les paquets sont faits à la hâte, le matériel vérifié et nous voilà en route pour Vallejo où, au mouillage, le modeste Roamer n’attend que la venue de l’annexe le long du bord, que le feu soit allumé dans la cuisinière, que les rabans soient largués, que la grand-voile soient envoyée, que les bosses de ris battent dans le vent, que l’ancre vienne à pic, qu’on appareille et qu’enfin que la barre tourne au moment où il prend le vent et file à travers la baie.


Jack London traduction Eric Vibart

dans "Voiles et Voiliers" - novembre 2014


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