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Les Anglais ont raison. Les Français n'ont pas tort.

Merveilleux Gervèse ! Dessinateur et peintre talentueux, officier de Marine plein d’humour et fin observateur de ses contemporains, il nous laisse en particulier ses « Souvenirs d’un marin de la IIIème République »[i]. Un régal.


Au début de la guerre 14-18, Gervèse sert sur un croiseur envoyé à Bombay pour prendre en escorte un convoi d’une vingtaine de navires chargés de troupes.


« L’appareillage des navires commença dès l’aube. Comme ils devaient sortir un à un du port, ce n’est que vers midi que le convoi fut à peu près formé et put se mettre en marche, cap à l’ouest. La formation en carré avait été adoptée : cinq lignes de file parallèles, de quatre navires chacune. Notre croiseur, chef du convoi, marchait en tête. Deux navires alliés, un croiseur russe pourvu d’un nombre impressionnant de cheminées et un aviso britannique qui, en temps de paix, servait de yacht au vice-roi des Indes, complétaient l’escorte et assuraient la protection des flancs et de l’arrière.


(…) On arriva enfin, clopin-clopant, en vue du détroit de Bab-el-Mandeb, porte d’entrée de la mer Rouge. Ce fut le moment vraiment divertissant de la traversée, sauf pour notre commandant qui vécut là certainement les heures les plus ingrates de sa longue et brillante carrière. Il avait été averti qu’un convoi de trente navires venait en sens inverse et les points estimés respectifs indiquaient que la rencontre devait s’effectuer sensiblement dans la partie la plus resserrée du détroit. On ne manquait certes pas de place pour se croiser ; néanmoins les deux chefs de convoi, animés, comme il est bien naturel, du désir que leurs deux formations ne se frôlassent pas de trop près, avaient passé la matinée à échanger des télégrammes sans fil aboutissant à un accord suivant lequel chacun, au dernier moment, appuierait sur sa droite pour laisser une place décente à l’autre.


Vers la fin de l’après-midi, la vigie signala les premières fumées droit devant, d’abord une, puis deux, puis davantage, puis beaucoup. Les trente navires étaient là, groupés en six colonnes marchant de front, et les deux formations avançaient dignement l’une vers l’autre. Sûr de lui et des conventions laborieusement conclues, notre commandant attendit le dernier moment pour venir sur la droite et signala sa manœuvre à son collègue d’en face qui, à sa grande surprise, obliqua lui-même sur sa gauche, c’est-à-dire du même côté que nous. Il y avait malentendu. Il était trop tard pour y remédier. Le résultat fut que les deux convois pénétrèrent l’un dans l’autre, comme les doigts de deux mains qui se croisent, avec cette circonstance aggravante que la main qui descendait du Nord avait six doigts. Le soleil couchant illuminait de ses derniers rayons cette scène imposante. Ce fut une magnifique manœuvre digne du carrousel de Saumur et fort appréciée par tous les assistants sauf par les deux chefs responsables qui ne l’avaient aucunement désirée. Il n’y eu heureusement pas de casse.


Nous eûmes plus tard l’explication du malentendu. Dans la marine française, le signal « mettre la barre à droite » veut dire « venir sur la droite ». Dans la marine anglaise, il veut dire « venir sur la gauche ». A la lettre, les Anglais ont raison, si l’on considère que la barre est cette pièce droite et rigide qui est, en principe, fixée sur la tête du gouvernail et lui imprime son mouvement. Mais les Français n’ont pas tort car depuis les navires de mer qui ont suivi les galères, la dite pièce droite et rigide n’est plus entre les mains de l’homme de barre. Elle affecte les formes les plus diverses et est actionnée par une quantité d’engins intermédiaires suffisamment compliqués pour qu’il n’y ait plus la moindre raison de s’intéresser à sa position. Le culte de la sainte tradition avait failli nous jouer un bien mauvais tour ».


Perfide Albion…


[i] Editions de la Cité – Brest - Paris



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